16
Fanny
Je ne sais pas pourquoi, on est jeudi, et le jeudi normalement, ce n’est pas la foule, mais aujourd’hui le salon est plein. C’est pas difficile, vu la taille du salon. Elles sont quatre, si ça pouvait être comme ça tous les jours.
Je suis sur la déco de madame Vandame, elle est gentille, madame Vandame, mais cette idée d’être blond platine ! J’ai bien essayé de lui dire que c’était pas l’idéal avec le teint qu’elle a, elle est portugaise, mais le vrai type portugais, avec le poil qui va avec. C’est son mari qui est d’origine belge. Elle me dit qu’il l’aime en blonde, que ça lui rappelle le plat pays.
Rosalie fait des tresses à madame Drame, une Sénégalaise qui a toujours des blagues à raconter. La conversation roule depuis un petit moment sur les bonshommes, comme elles disent. Je finis par bien connaître leur vie. Le salon, c’est sans doute le seul endroit où elles peuvent en parler, tranquillement. Il n’y a pas d’oreilles qui traînent ici, elles sont toutes dans le même bateau.
— Moi, mon père, il avait trois femmes, ça s’est toujours bien passé, parce qu’il y avait du respect, tu comprends ? dit madame Drame.
— Oui, mais dans ce cas-là il n’y a pas de mensonges, ta mère, elle connaissait les autres, répond Rosalie. C’est pas pareil. Mon mari, il allait tirer dans tous les coins, et quand il rentrait il était d’une humeur de chien ! C’est pas le problème des maîtresses, ça encore, ça peut se comprendre, mais c’est qu’il faisait la gueule en rentrant ! À sa place j’aurais été détendue… Normalement, ça détend !
Rires dans le salon.
— Si c’est bien fait, dit madame Drame.
De nouveau les clientes rigolent.
— Et c’est lui qui a foutu le camp ? demande madame Drame.
— Pas du tout, dit Rosalie. Lui, il aurait pu continuer comme ça, il se détendait chez ses maîtresses et il passait ses nerfs sur sa femme. C’est moi qui en ai eu marre, un jour je l’ai flanqué à la porte avec armes et bagages.
Madame Abitbol, qui attend son tour, lève les yeux de son magazine.
— Chez eux, c’est physiologique. La fidélité, c’est une vue de l’esprit… Même le mien, qui n’a rien d’un play-boy, il joue les Redford au bureau.
— De toute façon ils ont beau être discrets, ils finissent toujours par faire la grosse bourde, ajoute madame Vandame.
— Il appelait de chez vous ? demande Rosalie.
— C’est pas une flèche, mais quand même ! Non, le portable. Ils oublient qu’il y a des factures et que c’est souvent maman qui les règle… Moi, mon mari est aide-comptable, eh ben c’est moi qui me tape toute la gestion du ménage… Même les impôts, dis donc ! Et quand on voit cinq fois le même numéro dans la journée… on commence à avoir des doutes…
Et même, je suis sûre qu’il devait appeler des toilettes par moments, vu le temps qu’il y restait !
Ce n’est pas drôle, mais ça les fait toujours rigoler, leurs histoires. Moi, ça ne me fait pas trop rire. Mon père s’est tiré il y a dix ans, on n’a jamais eu de nouvelles, alors ça me fait pas trop rire.
Madame Abitbol dit qu’elle connaît ça par cœur :
— Moi, j’ai eu le coup du faux numéro ! C’est un classique. Un jour où je travaillais pas… Rien qu’au ton de la voix on reconnaît qu’on a affaire à une pouffiasse.
Madame Verrier ne parle pas beaucoup, elle a l’air d’une petite souris timide, maigrichonne avec le cheveu tout fin. Et une petite voix qui va avec. Elle dit avec sa petite voix :
— Moi, il m’offrait des cadeaux… Comme ça, pour rien… Ça a fini par m’intriguer, les cadeaux…
— C’est mieux que de se prendre une beigne, répond Rosalie.
Et tout le monde se marre. Rosalie se tourne vers moi.
— Regardez la pauvre Fanny ! Toutes les horreurs qu’on raconte devant elle !
Je dis que c’est pas grave, que les mecs de ma génération, ils ne sont pas comme ça. Personne n’a rien répondu. J’ai fini la déco de madame Vandame, et madame Verrier est venue prendre sa place en me faisant un très gentil sourire. Je sais très bien ce qu’elles pensent, en évitant de me regarder, mais en se lançant des coups d’œil entendus. Elles pensent : « Tous pareils ! Pas un pour racheter l’autre. » Je ne peux pas leur en vouloir.
Karine me filme en train de couper des pommes pour la tarte. Elle fait ça depuis une bonne dizaine de minutes. Maintenant je suis habituée, je n’y fais même plus attention. Elle a tourné la caméra vers la porte quand Marco est arrivé. Il lui a fait un petit bonjour, elle lui a répondu de sa main libre, l’œil toujours greffé au viseur. Il est venu me faire un baiser, il voulait le faire léger à cause de Karine qui filmait, mais moi je m’en fichais, je voulais un vrai baiser de début de soirée.
— Ça s’est bien passé, ta journée ?
— Super, et toi ?
— On a eu du monde, c’était plutôt bien, mais elles m’ont soûlée avec leurs histoires de Jules, toujours les mêmes trucs.
— L’important, c’est que ça ait marché, non ?
C’est lui qui a raison, je veux bien entendre leurs refrains tous les jours, pourvu qu’elles viennent. Marco m’a embrassée dans le cou et j’ai fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, il y avait un petit paquet-cadeau posé sur la table.
— C’est quoi ?
— C’est rien… Un petit truc comme ça.
D’un seul coup j’ai repensé à madame Verrier.
C’est crétin, mais c’est comme ça. J’ai repensé à madame Verrier et aux cadeaux que son mari lui faisait.
— Pourquoi tu m’offres un cadeau ?
Il a eu l’air surpris de ma question. Il s’est mis à rire.
— Mais parce que ça me fait plaisir ; je sais que tu vas être contente, que tu vas sourire… J’aime te voir sourire, t’es super belle quand tu souris. Tu ne souris pas ?
Bien sûr je souris, j’ouvre le paquet, des boucles d’oreilles en forme de coccinelles, très mignonnes. On était en train de s’embrasser, toujours filmés par ma sœur, lorsque ma mère est arrivée.
— Tu peux pas leur foutre un peu la paix, elle a dit à Karine. Au fait, Marco, vous avez pensé au pain ?
— Oh non, merde, j’y vais, Maggy.
— Karine peut y aller, c’est tout ce qu’elle a à faire !
— Peux pas, je filme ! elle me répond.
— Quelle plaie ! T’es vraiment pas sympa, ma pauvre fille !
— Oh ça va, je suis pas ta pauvre fille !
Marco a senti qu’on allait s’engueuler et il est sorti acheter du pain. Je me suis levée et j’ai tenté de prendre la caméra des mains de Karine, elle a résisté et a couru s’enfermer dans la chambre, en gueulant qu’elle en avait marre, qu’elle ne pouvait rien faire d’intéressant dans cette baraque et que de toute façon, ça nous passait au-dessus de la tête. Maman a gueulé à son tour qu’elle avait intérêt à la mettre en veilleuse, vu ses résultats scolaires.
Et puis le silence est retombé. Jusqu’à ce que le portable sonne. C’était pas le mien, je l’avais éteint. C’était celui de Marco, qui était resté sur la table. J’ai laissé passer deux sonneries, et puis j’ai décroché, on ne sait jamais, un chantier qui se présente. Une voix de femme un peu nasillarde a demandé un Patrick. Je lui ai répondu qu’elle faisait erreur, qu’il n’y avait pas de Patrick à ce numéro. Puis je me suis remise à éplucher mes pommes.
Et ça a resonné. J’étais sûre que c’était la bonne femme qui faisait encore la même erreur. Ça a sonné cinq fois. Et puis j’ai entendu le signal de message. Je ne suis pas vraiment curieuse de nature, mais des fois j’ai des accès. C’est comme ça que ça a commencé, la merde.
Il y avait quatre messages, ça ne pouvait pas être des erreurs. Que des bonnes femmes qui fixaient des rendez-vous à Patrick. Dans des hôtels, des restaurants, des bistrots. Mon cœur s’est arrêté de battre et je devais être rouge comme une tomate. J’ai regardé si maman avait remarqué quelque chose, mais non, elle fourgonnait dans la cuisine. J’avais les jambes qui flageolaient quand je me suis levée.
Je me suis dit qu’il fallait que je me calme. Je suis allée dans la salle de bains pour me passer de l’eau sur le visage. J’avais les yeux secs et pourtant j’avais vraiment envie de pleurer. Je ne sais pas comment j’ai fait pour que personne s’en aperçoive. Mais j’y suis arrivée. En revenant, Marco m’a trouvé un air bizarre, je lui ai dit que j’avais un gros mal de tête, et après le dîner, j’ai pris un des somnifères de maman et je me suis endormie comme une masse.
Le lendemain au salon, Rosalie a bien vu que quelque chose n’allait pas, surtout que j’ai failli ébouillanter madame Richard en lui rinçant sa couleur. Je ne pensais qu’à une chose : le rendez-vous fixé par la bonne femme que j’avais eue au téléphone. Coup de bol, ça tombait le lundi suivant. J’avais trois jours à attendre. Trois jours à faire comme si de rien n’était. Trois jours de gros malaise que j’ai réussi à cacher, même à Marco. À me faire des plans dans ma tête, à me raconter des histoires qui avaient du mal à tenir debout.
Je suis restée au moins dix minutes devant l’entrée de l’hôtel, un quatre-étoiles près de la gare Saint-Lazare, avec les portiers qui me regardaient d’un drôle d’air. Si on me demandait où j’allais, je dirais que j’avais un rendez-vous et je donnerais le numéro de la chambre, et si on me foutait dehors, j’attendrais. J’attendrais qu’ils sortent. Finalement j’ai pris mon courage à deux mains et je suis entrée.
Le hall était gigantesque, et personne n’a fait attention à moi. J’avais jamais vu un couloir aussi long, avec une moquette bleue très épaisse. C’était hyper silencieux. J’ai eu une grosse trouille en croisant une femme de chambre, mais elle m’ajuste fait un signe de tête et elle a continué son chemin.
Voilà, j’y étais, chambre 506. J’ai pris une grosse respiration et j’ai appuyé sur la sonnette. Là encore j’avais les jambes qui tremblaient. La porte s’est ouverte sur une femme blonde de cinquante ans, qui m’a regardée de haut. Elle portait un chemisier à gros motifs qui devait coûter la peau des fesses et qui lui allait pas terrible.
— Oui ?
— Marco est là ?
J’avais la voix dans les chaussures.
— Vous devez vous tromper de chambre, il n’y a pas de Marco ici.
Au moment où elle allait fermer la porte, je l’ai vu qui traversait la chambre. Il était en peignoir de bain. Et lui aussi il m’a vue. Il s’est arrêté net.
— Bonjour Marco, je lui ai fait.
— Tu la connais ? a demandé la femme.
— On est mariés depuis quatre ans, alors forcément qu’il me connaît.
La femme a levé les sourcils très haut :
— Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire, Patrick ?
Marco s’est approché, il était blanc comme son peignoir de bain.
— Écoute, Fanny, il faut que je t’explique. C’est pas du tout ce que tu crois.
La façon dont il a dit ça ! J’ai éclaté en sanglots et je suis partie en courant. Dans le couloir, je l’ai entendu qui m’appelait, mais je ne me suis pas retournée.